Nous partons de ce constat qu’il est un vaste ensemble d’expériences rétives au vocabulaire de la modernité qui, pour trouver un chemin vers la conscience et le partage, semblent prendre appui sur des ressources associées à la sphère esthétique ou religieuse. Parmi elles, nous nous centrons sur la sensation ou le sentiment d’une co-présence ou d’une présence dans le monde. Celle-ci peut se manifester alors même que le sujet ou l’objet dont la présence est perçue n’est pas disponible dans l’ici et le maintenant.
En particulier, nous voulons explorer et documenter l’engagement attentionnel spécifique qui serait requis pour entrer dans ces expériences, comment il s’obtient et s’expérimente ; quel engagement émotionnel/perceptuel y serait impliqué ; est-il plaisant ou non ; pourquoi et comment en arrive-t-on à dire que « quelque chose s’est passé » et que se passe-t-il exactement quand on dit que « quelque chose s’est passé » ? Enfin tout ceci débouche-t-il sur une sensation spécifique d’appartenance au monde ; au cosmos ? Autrement dit, un engagement existentiel spécifique est-il la marque/l’horizon de ces expériences ? Comment le décrire ; quelles situations y mènent ?
L’intérêt pour ce type d’expériences s’inscrit dans un contexte foisonnant, cristallisant des tensions épistémiques dans le cadre des humanités comme des sciences sociales, où s’expriment de nouvelles attentes envers les outils de nos disciplines, où s’autorisent des pistes de recherche inédites, dans une configuration sociale, politique, morale à la fois riche en propositions et fragile en ressources (Laplantine 2018, 2021 ; Piette 2009, 2013 ; Schaeffer 2015 ; Citton 2016 ; Jeune 2016). Cette route croise en effet des chemins empruntés par divers auteurs et courants, s’inscrivant dans des directions étonnamment plurielles si pas antagonistes, dont nous commençons à prendre connaissance. Ils ont en commun le déploiement d’une attention particulière à la relation sensible qui nous relie au monde, aux autres et à nous-mêmes. Et une volonté de s’y ancrer résolument, sans pour autant ouvrir les mêmes questions. Lorsqu’il s’agit de penser la « présence », nous rencontrons tant l’injonction à s’intéresser à « ce qui échappe à la signification » (Gumbrecht, 2010) qu’à se centrer sur la transcendance signifiante ouverte par la réception d’œuvres d’art (Steiner, 1990). De même, il sera tantôt fait fond sur la présence dans sa matérialité spatiale (Gumbrecht, 2010) ou corporelle, tantôt sur la dimension temporelle d’un « présent vivant » avec toutes les complications que cela induit en termes d’accès à la signification (Cf. Schütz, 2007).
Dans le cadre de ce premier séminaire, nous souhaitons ouvrir plus avant l’exploration des outils sociologiques, anthropologiques, philosophiques ou artistiques qui permettent de saisir quelques dimensions de ces expériences vécues singulières. Certaines tirant vers des hauts degrés d’intensité émotionnelle ou sensibles, que d’aucuns pourront qualifier d’« enchantées » (Halloy & Servais, 2014), tandis que d’autres requièrent une attention spécifique pour être perçues, associées en ce sens à une faible ou une basse intensité (Piette, 2009).
Notre intention dans le séminaire de cette année n’est pas avant tout d’explorer la littérature, mais bien d’engager la conversation avec les acteurs et auteurs de recherches menées sur des terrains fort divers, ou dans le cadre de différentes pratiques (danse, écriture, théâtre, soin…), en les invitants à réfléchir au lien qu’elles peuvent avoir avec la présence au sens le plus ouvert et large possible.
Comité d'organisation
- Rachel Brahy (U-Liège)
- Nathalie Zaccaï-Reyners (ULB)
Information et inscription
Programme
14 février 2022 | Introduction et projection du film documentaire « Une jeune fille de 90 ans » |
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21 février 2022 | Table ronde autour du film avec Martin Givors (post-doctorant à l’U-Liège), Blandine Pillet (facilitatrice didacte de Biodanza), Pietro Varrasso (metteur en scène, chorégraphe, Professeur au Conservatoire de Liège). |
28 février 2022 |
Puissance de la voix écrite : poésie et présence Projection du film « Poetry » réalisé par Lee Changdong suivie d’un commentaire de Nathalie Zaccaï-Reyners |
7 mars 2022 |
Bénédicte Meillon (Université de Perpignan) : La présence par le prisme du réalisme liminal et de l’écopoétique : quand la littérature nous réenchevêtre dans la toile du vivant Martin Givors (U-Liège) : Jouer avec son environnement : poétique et poïétique du geste animique |
14 mars 2022 |
Olivier Labussière (Université de Grenoble) : Aimer les spectres : présences subtiles de la nature à partir de l'oeuvre de Lucrèce Véronique Dassié (Aix-Marseille Université) : Affordances sensorielles. De l’objet d’affection au portrait collectif |
21 mars 2022 |
Laurent Fleury (Université de Paris) : « Cela a changé ma vie ». Réelles présences de l’émotion, suspens du jugement et signatures temporelles Simon Lafontaine (Université de Colombie-Britannique) : Sentiments de solitude et esseulement dans la modernité |
28 mars 2022 | Clôture |
Les séances auront lieu de 14h à 17h à l’ULB, Campus du Solbosch, bâtiment A, Porte Z, niv. 1 – local AZ1.101.
Bibliographie succincte
Emmanuel Berl, Présence des morts, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1956.
Rachel Brahy, S’engager dans un atelier théâtre. A la recherche du sens de l’expérience, Mons, Éditions du Cerisier, 2019.
Rachel Brahy et Véronique Servais, « « Être avec » par corps : expérience du commun sur un plateau de théâtre », Recherches en communication, n°42, 2016.
Rachel Brahy, Catherine Bourgeois, Nathalie Zaccaï-Reyners, « Effervescence et enchantement », in espacetemps.net, « Traverses », 2020.
Yves Citton, « La présence médiale des corps étrangers », Multitudes, n°63, 2016/2, pp. 163-167.
Vinciane Despret, Au bonheur des morts, Paris, La Découverte, 2015.
Alfred Gell, L’art et ses agents. Une théorie anthropologique, trad. S.& O. Renaut, Paris, Les Presses du réel, 2009. Art and Agency. An anthropological theory, 1998.
Hans Ulrich Gumbrecht, Éloge de la présence. Ce qui échappe à la signification, trad. F. Jaouën, Paris, Libella – Maren Sell Éditions, 2010. Production of Presence. What meaning cannot convey, 2004.
Arnaud Halloy & Véronique Servais, « Enchanting Gods and Dolphins. A Cross-Cultural Analysis of Uncanny Encounters”, Ethos, Vol. 42, Issue 4, 2014, pp. 479–504.
Raphaële Jeune, « Vers différents régimes de présence ? », Multitudes, n°63, 2016/2, pp. 172-180.
François Laplantine, Penser le sensible, Paris, Poket, « Agora », 2018.
François Laplantine, Cheminements. Voies anthropologiques et voies artistiques de la connaissance, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, « Anthropologie prospective », 2021. « Danser : la danse contemporaine, pointe avancée de la création artistique », pp. 95-114.
Albert Piette, L’Origine de la croyance, Paris, Berg International éditeurs, 2013.
Albert Piette, L’Acte d’exister. Une phénoménographie de la présence, Marchienne-au-Pont, Éditions Socrate, 2009.
Jean-Marie Schaeffer, L’expérience esthétique, Paris, Gallimard, « nrf essais », 2015.
Alfred Schütz, Écrits sur la musique, trad. B. Gallet & L. Perreau, Paris, MF, « Répercussions », 2007.
George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, trad. M. R. de Pauw, Paris, Gallimard, « nrf essais », 1991. Real Presences. Is there anything in what we say ?, 1989.
Séance du 14 février 2022
Projection du documentaire « Une jeune fille de 90 ans » réalisé par Valéria Bruni Tedeschi et Yann Coridian (France), 2016
Au service de gériatrie de l’hôpital Charles Foix AP-HP, à Ivry-sur-Seine, Thierry Thieû Niang, danseur et chorégraphe, anime un atelier de danse avec des patients malades d’Alzheimer. Par la danse, des vies se racontent, des souvenirs s’égrènent plein de regrets, d’amertumes, d’éclats de joie, de solitudes. Blance Moreau a 92 ans. Pendant le tournage, elle est tombée amoureuse du chorégraphe Thierry. Le simple fait de tomber amoureuse étant en soi une chose folle, Blanche n’a plus rien de délirant ni de fou : sa maladie est devenue tout simplement la maladie de l’amour.
Séance du 21 février 2022
Table ronde autour du film avec Martin Givors (post-doctorant à l’U-Liège), Blandine Pillet (facilitatrice didacte de Biodanza), Pietro Varrasso (metteur en scène, chorégraphe, Professeur au Conservatoire de Liège).
Martin Givors est chercheur post-doctorant au Laboratoire d’Anthropologie Culturelle et Sociale de l’Université de Liège. Issu des études en danse et des pratiques corporelles chinoises, il interroge aujourd’hui la capacité des arts du mouvement à susciter des sensations et des pensées de continuité entre un corps et son environnement au sein de contextes européens marqués par un imaginaire naturaliste.
Blandine Pillet est facilitatrice didacte de Biodanza et directrice d’une école de formation de facilitateur-trices de Biodanza. Elle anime et enseigne la pratique de la Biodanza depuis une quinzaine d’année. Elle exerce également comme psychothérapeute praticienne somatic experiencing. Elle est aussi ingénieur agronome et docteur en économie de l'environnement – CNRS Université Richter de Montpellier- et fut chargée de projets une dizaine d’année.
Après une formation à l’INSAS, puis au Centre de travail Jerzy Grotowski, Pietro Varrasso fonde la compagnie « Projet Daena » au sein de laquelle il met en scène Le Fou de Leyla (Nezami), Le Chemin du Serpent (Lindgren), L’Exception et la Règle (Brecht), Estrades (Willemaers), Yaguine et Fodé (création collective). Il signe également des mises en scène pour le théâtre de la Place (Riders to the Sea) et le Théâtre de Poche (The Island, Kids). Il travaille en collaboration avec La Charge du Rhinocéros et enseigne la formation corporelle, vocale et l’art dramatique au Conservatoire de Liège depuis 1993.
Séance du 28 février 2022
Projection du film de fiction « Poetry » réalisé par Lee Changdong (Corée du Sud), 2010
Dans une petite ville de la province du Gyeonggi traversée par le fleuve Han, Mija vit avec son petit-fils, qui est collégien. C’est une femme excentrique, pleine de curiosité, qui aime soigner son apparence et arbore des chapeaux à motifs floraux et des tenues aux couleurs vives.
Le hasard l’amène à suivre des cours de poésie à la maison de la culture de son quartier et, pour la première fois de sa vie, à écrire un poème. Elle cherche la beauté dans son environnement habituel, auquel elle n’a prêté aucune attention particulière jusque-là. Elle a l’impression de découvrir des choses qu’elle a toujours vues, et cela la stimule.
Cependant, survient un événement inattendu qui lui fait réaliser que la vie n’est pas aussi belle qu’elle le pensait.
Le commentaire qui suivra la projection reviendra sur la présence des morts dans nos vies, sur ce qu’ils font faire aux vivants, et sur la puissance de la voix écrite pour faire advenir cette présence.
Séance du 7 mars 2022
Bénédicte Meillon : La présence par le prisme du réalisme liminal et de l’écopoétique : quand la littérature nous réenchevêtre dans la toile du vivant
Faisant la part belle à la matérialité du vivant et de ses langages, une partie de la littérature écopoétique dévoile tout autant les paysages visuels, que sonores (Murray Schafer), olfactifs ou encore haptiques qui composent la chair du monde (Merleau-Ponty). Réaffutant notre intelligence sensible, cette littérature invite à repenser nos façons d’être au monde. Elle nous intime de prêter meilleure attention à la présence des autres terrestres avec lesquels nous cohabitons et co-naissons. Explorant les dimensions tangibles du monde par-delà le visible, notamment par le biais d’un mode littéraire que j’ai appelé le « réalisme liminal » (un proche parent du « réalisme magique », Zamora et Faris), cette littérature nous réinitie à des façons de percevoir et de communiquer avec des agentivités humaines et autres qu’humaines qui réenchevêtrent l’humain dans le reste du vivant. Il s’agira ici d’explorer en quoi certains textes écopoétiques nous enjoignent de réenvisager les formes du vivant, leur agentivité et leurs modes d’expression, d’une façon qui participe à réenchanter le monde, tout en demeurant compatible avec les nouveaux matérialismes (Abram, Barad, Bennett). Nous verrons comment l’écopoétique met en exergue une langue sensuelle et vivante, au diapason de et animée par des présences extradiégétiques, dont elle propose des échos poétiques. Aussi la littérature prolonge-t-elle les voix et les formes de nos naturcultures à mesure qu’elle co-compose, de façon sympoïétique (Haraway), des textes reliés à la toile du vivant.
Bénédicte Meillon est maîtresse de Conférences Habilitée à Diriger des Recherches à l’Université de Perpignan Via Domitia, où elle a participé à fonder OIKOS, l’atelier de recherche en écopoétique, écocritique et écoanthropologie du CRESEM, à l’UPVD (2015). Spécialiste de littérature anglophone et d’écopoétique, elle est actuellement en délégation à mi-temps auprès du LARCA-CNRS, à l’Université de Paris, et participe à ce titre aux activités de la Traverse Humanités Environnementales du LARCA. Elle est membre du Conseil de EASLCE (European Association for the Study of Literature and the Environment). Depuis 2015, elle a dirigé ou co-dirigé plusieurs manifestations scientifiques et publications collectives sur le réenchantement du monde par le biais d’une écopoétique transmédiale et transdisciplinaire. Sa monographie, Ecopoetics of Reenchantment : Liminal Realism and Poetic Echoes of the Earth (Ecopoétique du réenchantement: réalisme liminal et échos poétique de la terre) paraîtra au printemps 2022 chez Rowman & Littlefield.
Martin Givors : Jouer avec son environnement : poétique et poïétique du geste animique
Dans un ouvrage qu’il consacre à l’étude de nos expériences esthétiques, le chercheur en littérature Yves Citton construit l’hypothèse d’un « geste animique » désignant une forme d’attention et de soin accordée, ordinairement ou extra-ordinairement, à tout un ensemble de réalités (choses, lieux, entités) auxquelles « nous n’attribuions auparavant aucune considération éthique ».
Transposant cette notion dans le champ de la danse, je propose d’examiner la manière dont les pratiques corporelles peuvent participer à l’éclosion voire à l’entraînement de gestes animiques se caractérisant par une forme de jeu entre un corps et des agences environnementales, un jeu au cours duquel le mouvement n’émergerait pas d’une volition humaine isolée mais d’une conversation parfois fragile établie entre un corps et son environnement.
Pour ce faire, mon exposé proposera de mettre en perspective deux situations de terrain : l’une avec le chorégraphe Christophe Haleb lors de la création ciné-chorégraphique Eternelle Jeunesse (2021- 2022), l’autre avec des praticiens français de Zhi Neng Qi Gong au cours de leurs entraînements. Cette approche comparative nous permettra d’esquisser un nuancier de gestes animiques aux poétiques et poïétiques plurielles.
Martin Givors est chercheur post-doctorant au Laboratoire d’Anthropologie Culturelle et Sociale de l’Université de Liège. Issu des études en danse et des pratiques corporelles chinoises, il interroge aujourd’hui la capacité des arts du mouvement à susciter des sensations et des pensées de continuité entre un corps et son environnement au sein de contextes européens marqués par un imaginaire naturaliste.
Séance du 14 mars 2022
Olivier Labussière : Aimer les spectres : présences subtiles de la nature à partir de l'oeuvre de Lucrèce
La pensée de Lucrèce ne se réduit pas à l'atomisme bienheureux consistant à s'émerveiller devant les grains de poussière qui dansent dans la lumière. Il porte des questions pour penser nos relations contemporaines à la nature, sans tomber dans un catastrophisme anthropocentré. Apprivoiser ce qui est infra-pensable et infra-sensible, telle pourrait être la proposition de Lucrèce. Penser selon des vies minimales, c'est se porter au-devant de présences qui disparaissent et dont il nous faut apprendre à nous séparer, et poser la question de celles qui apparaissent et qui ne sont pas désirées. La physique spéculative de Lucrèce invite à penser une nature en transformation continuelle. La disparition des glaciers alpins et l'émergence de pierriers, la saturation et la détente de l'atmosphère, les transformations progressives de l'horizon avec l'arrivée de l'éolien. Comment passe-t-on de l'un à l'autre ? Comment compagnonner avec ces présences subtiles ? La communication explore les appuis que peut proposer la pensée de Lucrèce pour s'ouvrir à des états indicibles de nature et penser les mutations de nos relations au monde contemporain.
Olivier Labussière est géographe, chercheur au CNRS, rattaché au Pacte, laboratoire de sciences sociales à Grenoble. Ses thèmes de recherche touchent aux relations entre énergie, espace et sociétés dans le contexte contemporain de scénarios bas carbone. L'analyse du déploiement de nouvelles technologies de l'énergie (à terre, en mer, en sous-sols), des politiques qui les sous-tendent et des luttes qu'elles suscitent offre une entrée privilégiée pour suivre la redéfinition des politiques environnementales contemporaines et celles de nos milieux de vie.
Véronique Dassié : Affordances sensorielles. De l’objet d’affection au portrait collectif
Qu’il s’agisse de souvenirs domestiques, d’objets intimes et obsolètes auxquels l’individu est attaché, d’éléments prestigieux du patrimoine monumental, emblématiques des groupes qui les revendiquent, ou encore d’une nature en péril, au nom de laquelle chacun peut s’engager, le monde matériel mobilise les sens et les affects. À la faveur de diverses enquêtes ethnographiques menées en France depuis les années 2000 sur la conservation du patrimoine domestique, les émotions patrimoniales et la patrimonialisation des mémoires des migrations, cet article analyse la manière dont les individus mobilisent les affects pour façonner leur autoportrait. Les épiphanies affectives passent par des expériences sensorielles, véritables épreuves des sens. Mais l’emprise des choses du quotidien, leur affordance et l’affection qu’elles inspirent ne se limitent pas à l’individu concerné, allant bien au-delà. Leur dimension collective se déploie à deux niveaux : action revendiquée de sauvegarde du temps qui passe d’une part, action invisible, voire inconsciente d’une perpétuelle reformation du monde d’autre part. Elle amène à considérer la portée politique des liaisons affectives et de leur interprétation sensorielle sous l’angle d’un autoportrait collectif, miroir d’un monde habité malléable.
Véronique Dassié est chargée de recherche au CNRS, Aix-Marseille Université. Depuis ses recherches doctorales, elle travaille sur les engagements affectifs, l’intime et la genèse des objets d’affection dans les processus de transformation d’une culture commune. Après avoir mené plusieurs enquêtes sur les patrimonialisations (objets domestiques, migrations, arbres et forêts), elle aborde les utopies à l’œuvre dans les attachements forestiers, les alliances entre art et anthropologie dans les processus de valorisation et de légitimation culturelle. Elle y envisage l’intime comme opérateur de consensus et rouage d’une infra-politique dans la reformation des mondes habités.
Séance du 21 mars 2022
Laurent Fleury : « Cela a changé ma vie ». Réelles présences de l’émotion, suspens du jugement et signatures temporelles.
« Cela a changé ma vie » : ce témoignage récurrent, souvent livré sur le ton de la confidence, dans des enquêtes que j’ai menées auprès de spectateurs fréquentant des institutions telles que le TNP de Vilar, le Festival d’Avignon, le Centre Beaubourg ou le Tanztheater de Pina Bausch laisse entrevoir l’importance des émotions esthétiques éprouvées. Comme si l’art et les émotions pouvaient modeler l’existence à l’instar de la religion, du travail, ou encore de la politique. La suggestion d’un tel bouleversement dans le cours d’une vie fonde une référence au temps et suggère une temporalité propre aux sensations. Car cette déclaration dépasse la simple évocation d’une échappée du quotidien. Elle signale autant la sensation que le sentiment. Sensation de la présence ? Sentiment d’appartenir au monde, voire dans un horizon politique de retrouver l’instauration possible d’un monde commun ? En partant de figures historiques, cette communication cherchera à attester l’importance de la sensation et du sentiment dans l’expérience esthétique. L’importance, car si leur existence semble relever d’une évidence anthropologique, l’idée d’une émotion décisive, ou d’une expérience mémorable soulève toute une série de défis épistémologiques et méthodologiques pour qui tente d’appréhender cette expérience. De même, qui s’intéresse à l’enchantement se voit dans l’obligation d’accueillir et d’interroger les enjeux éthiques et politiques d’un tel questionnement.
Agrégé de sciences sociales, docteur en science politique, Laurent Fleury est Professeur de sociologie à l’Université de Paris, où il dirige le Master « Politiques culturelles » et le Master de « Sciences sociales ». Il est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages sur la pensée de Max Weber, dont « Max Weber sur les traces de Nietzsche ? » (Revue Française de Sociologie, 2005), Max Weber (Presses Universitaires de France, 2016), Max Weber. La responsabilité devant l’histoire (Colin, 2017), ainsi que sur les politiques, institutions et pratiques culturelles, dont Le T.N.P. de Vilar. Une expérience de démocratisation de la culture, (Presses Universitaires de Rennes, 2006), Le cas Beaubourg. Mécénat d’Etat et démocratisation de la culture, (préface de Bernard Stiegler, Armand Colin, 2007), Sociology of Culture and Cultural Practices : The Transformative Power of Institutions (Chicago, Lexington Books, 2014) et Sociologie de la culture et des pratiques culturelles (Armand Colin, 2016).
Simon Lafontaine : Esseulement et solitude dans la modernité
Les émotions de honte, de tristesse et de désespoir qui caractérisent l’esseulement, mais aussi les ressources créatives dont recèle le retrait solitaire de la vie sociale, sont des notions sous-estimées des sciences sociales pour comprendre les conditions de l’absence et la présence à soi, bien qu’elles accompagnent les développements de la sociologie, notamment à travers les concepts d’aliénation, d’individualisme et d’anomie. Trois moments caractéristiques de cette histoire sont revisités afin d’envisager le phénomène d’être seul ensemble ou séparément dans ses dimensions structurelles, interactionnelle et actancielle. L’esseulement est-il intensifié par les propriétés structurelles et culturelles des sociétés modernes ? Comment les perturbations de la présence à soi vécue dans l’échec à rencontrer les attentes d’autrui qui instancient ces propriétés au niveau de l’interaction, par exemple dans la performance de la classe et du statut social, de l’identité sexuelle et du genre, de la race et de l’appartenance ethnique, sont-elles réintégrées à la vie sociale par les acteurs, leur imagination et leur projection de nouvelles actions ? Sous quelle condition préalable l’esseulement est-il converti en solitude créative ? Je tente d’articuler une analyse des seuils et des espaces liminaires de la vie sociale qui considère ces moments de perturbation comme étant inhérents au cours de la vie sociale, en envisageant comment les gens peuvent répondre à l’esseulement, le contourner et composer avec lui au quotidien.
Simon Lafontaine est chercheur postdoctoral au Département de sociologie de l’Université de Colombie-Britannique à Vancouver. Ses travaux développent les traditions phénoménologiques et constructivistes en sociologie pour déplier la perspective des acteurs sur le monde social, dont les actes et les émotions sont au fond de tout le système. Ses recherches en cours, financées par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, explorent les espaces de la solitude à Vancouver et la capacité des acteurs à composer avec cette expérience.